Le souvenir des attentats qui ont fait 130 morts à Paris le 13 novembre en 2015 commence déjà à s’estomper dans la mémoire collective. Après le deuil et les commémorations solennelles vient le temps de la réponse politique (état d’urgence, réforme de la constitution et autre) et militaire (bombardement). Le sentiment d’unité nationale, créé par la soudaineté et la brutalité de l’attaque, fait place à la controverse (déchéance de la nationalité) ou la surenchère (….) . La politique reprend sa place. De nouveaux droits sont donnés à la police et la justice est tenue en lisière. Un virage « sécuritaire », un peu inévitable compte tenu des circonstances, s’impose, plébiscité par l’opinion.
Comment en est-on arrivé là ? Pour éclairer l’opinion, inquiète à juste titre, on voit (enfin!) apparaître dans certaines émissions de télé des spécialistes du monde arabo-musulman, des « arabisants » comme on les appelle,
Pour éclairer notre lanterne,, je suggère la lecture de deux livres Les Arabes, leur destin et le nôtre de Jean-Pierre Filiu (La Découverte) et Terreur dans l’hexagone de Gilles Kepel (Gallimard). Le premier, dont l’auteur est historien et professeur à Science Po, retrace les relations entre le monde arabe et les européens depuis la chute de l’empire ottoman en 1918 jusqu’aux révolutions de la période 2011-2015. En 250 pages l’auteur résume un siècle d’histoire mouvementée : les promesses non tenues et les manœuvres du colonialisme (français, anglais, italien), les indépendances, les coups d’états, les révolutions, les dictatures, le pétrole, Israël et la Palestine, la naissance du djihad,, tout y est.
La toile de fond est bien posée. L’auteur écrit « court » et on en apprend aussi à chaque page sur les errements de nos puissants (Mitterrand, Sharon, Bush, Chirac ou Sarkosi…entre autres !). L’Occident apparaît bien tétanisé face à ce monde arabe, si proche géographiquement et si lointain culturellement, qui ne semble n’avoir jamais eu d’autre choix politique que la dictature militaire ou les islamistes. Les dix années de guerre civile en Algérie (1991-2001) et la tragédie syrienne illustre ce dilemme terrible, d’où l’importance de l’expérience tunisienne actuelle, si fragile, qui apporte une perspective de sortie à l’impasse politique historique dans laquelle est enfermé le monde arabe.
Le propos de Gilles Kepel, lui aussi spécialiste de l’Islam et du monde arabe et professeur à l’Ecole normale supérieure, est tout autre. Son livre est ciblé sur la genèse du djihad français et le développement de l’islamisme radical en France de 2005 à 2015. Son ouvrage dont on peut lire une critique élogieuse de Gérard Grunberg sur www.telos.eu, débute par les émeutes déjà bien oubliées (?) de Clichy-Montfermeil en 2005, l’ année charnière où débute le processus de radicalisation d’une génération née et éduquée sur le territoire français. Kepel décrit ce processus en détail en précisant ses filières, ses mots d’ordre et ses manifestations et en retraçant des itinéraires de djihadistes connus (Merah, Koulibaly, les frères Kouachi entre autres).
Kepel fait le lien entre le manque de perspective économique et social des jeunes musulmans et leur volonté de rupture. Inutile de chercher l’intégration qui est impossible, plutôt s’efforcer de reconstruire un ordre social séparé où les pratiques traditionnelles (port du voile) religieuses sont favorisées car elles aident à structurer la vie dans les quartiers marginalisés.
En bon politologue, Kepel est parfaitement conscient de la diversité des situations et s’interroge longuement sur l’existence d’un vote musulman. Sarkozy avait fait l’unanimité contre lui et Hollande en avait largement profité pour être élu en 2012. Mais selon Kepel qui critique le PS pour le peu d’attention porté à ces questions, Hollande aurait perdu le vote musulman. Cela reste à voir, mais ce qui est sûr en revanche, c’est que le manque d’attention, de clarté et d’unité à gauche sur toutes ces questions fait le lit du Front National.
Jean-Pierre Jallade