Le gouvernement a consenti des dépenses publiques très élevées pour soutenir l’économie et préserver l’emploi pendant la pandémie, et pour relancer l’économie. Si la gauche ambitionne de revenir au gouvernement, il est temps de réfléchir au moyen le plus équitable possible de financer ces dépenses. Il s’agit au fond de répondre à une question simple : A qui présenter la facture du « quoi qu’il en coûte » Macronien ?
Pour commencer, essayons d’éclairer le lecteur un peu perdu par les nouvelles contradictoires qui émanent de la presse économique française. D’une part, c’est la chanson du déclin ponctuée de fermetures d’usine, de plans sociaux à répétition, de suppression de postes, et de restructurations à n’en plus finir. Mais d’autre part la performance des multinationales françaises et leurs succès sur les « marchés mondiaux » qui se traduit par de « grands contrats » sont souvent vantées, et à juste titre. Mais on sait aussi que ces succès ne sont obtenus qu’en obéissant aux lois de la concurrence sociale et fiscale entre pays et entre entreprises qui sont au cœur de la mondialisation de l’économie, c’est-à-dire en tirant les coûts (salariaux et/ou fiscaux) vers le bas. Pour maximiser les profits, diront les uns ; pour baisser les prix au consommateur diront les autres. Je laisse ici de côté le problème de la concurrence sociale par les coûts salariaux pour parler ici de la seule concurrence fiscale au travers de l’impôt sur les bénéfices (IS).
Les termes du problème sont d’une simplicité biblique. Pour payer le moins d’impôt possible, les multinationales pratiquent l’optimisation fiscale en exploitant les lacunes et la complexité des systèmes juridiques et fiscaux nationaux. En clair, elles transfèrent leurs bénéfices dans les pays où les impôts sont faibles ou nuls, après y avoir installé leur siège social ou des filiales. Que cette optimisation soit légale ou frauduleuse ne change rien à l’affaire ; le résultat est le même : une sous-taxation des bénéfices qui privent les budgets nationaux de ressources fiscales et alimentent le sentiment d’injustice des contribuables individuels.
Au sein de l’UE, le problème n’est pas nouveau car les paradis fiscaux sont connus et répertoriés. Ce sont pour l’essentiel l’ Irlande, les Pays-Bas et le Luxembourg, maintenant que le Royaume-Uni et son archipel d’ « îles au trésor » (Jersey, Hong Kong et autre Bahamas) a quitté l’UE, mais chacun avec des pratiques différentes. En Irlande, le taux officiel d’ IS qui est de 12% constitue une pratique fiscale déloyale au regard des standards des autres pays, mais parfaitement légale. Ce taux constitue évidemment une incitation permanente et redoutablement efficace à transférer des profits réalisés hors d’Irlande pour payer l’ IS dans ce pays. C’est ainsi que la ville de Dublin est devenue en deux décennies le pays hôte privilégié de toutes les filiales des GAFA en Europe.
La spécialité des Pays-Bas est différente : ce pays est le champion des rulings, une pratique qui consiste à inciter les multinationales à installer leur siège social à Amsterdam en échange d’un taux d’imposition des bénéfices faible, le tout dans une parfaite opacité. Nombreuses sont les multinationales françaises à avoir leur siège social dans cette ville. Au Luxembourg, ce sont les sociétés-écrans qui foisonnent par milliers, en clair des boites aux lettres qui servent de réceptacle pour des bénéfices qui seront taxés, (ou non), ailleurs que dans les pays où ils ont été réalisés.
Ces pratiques de dumping fiscal, connues de tous, font bien sûr des gagnant et des perdants au sein de l’UE. Pour la France, les pertes de recettes fiscales annuelles sont estimées à environ 15 milliards d’euros, soir 0,7% du PIB. Il faut dire aussi que les gouvernements français successifs ont pris la fâcheuse habitude de compenser le manque de recette fiscales en augmentant le TAUX de l’ IS (à l’heure actuelle 28%, mais 33% sous Hollande), sans reconnaître que des taux plus élevés que chez nos voisins incitent encore davantage les multinationales françaises à diminuer la BASE de leur IS en transférant leurs bénéfices ailleurs. Or les recettes fiscales de l’ Etat français au titre de l’ IS sont égales au produit du taux par sa base, comme pour n’importe quel impôt. Augmenter le premier peut représenter un gain politique évident quand on est de gauche, mais pour les finances publiques, c’est une politique illusoire si la seconde diminue.
Les effets pervers de ces pratiques sont multiples. Tout d’abord, un taux d’ IS élevé est un véritable repoussoir quand on veut attirer des investissements étrangers sur son territoire. Ensuite, les taux d’imposition effectifs n’ont plus rien à voir avec les taux officiels. Ils varient d’une entreprise à l’autre et procurent un avantage concurrentiel indu aux entreprises qui délocalisent leurs bénéfices par rapport à celles qui ne le font pas. Les PME qui n’ont pas les moyens de faire de l’optimisation fiscale seront soumises à des taux effectifs d’ IS supérieurs à ceux payés par les multinationales. La situation est ubuesque: les « petits » qui investissent et créent de l’emploi en France sont davantage taxés que les « gros » qui investissent dans de grands projets à l’autre bout du monde et délocalisent à tout va en créant des filiales à l’étranger quand bon leur chante.
Pour être juste, l’ UE a fait des efforts pour remédier à une situation qui lèse considérablement les pays comme la France où un taux d’ IS élevé favorise la fuite des bénéfices vers les pays à basse fiscalité. Mais le projet de Directive ACCIS (Assiette Commune Consolidée de l’Impôt sur les Sociétés), préparé par la Commission de Bruxelles pendant dix ans entre 2001 et 2011 et voté par le Parlement européen n’ a jamais été soumis au vote du Conseil européen en raison de l’opposition de plusieurs états membres. Ce projet s’est heurté au principe de l’unanimité des Etats membres en matière de réforme fiscale, auquel les gagnants de la situation actuelle n’ont jamais voulu renoncer.
Il faut dire aussi que les grands perdants comme la France n’ont jamais beaucoup insisté pour porter le problème sur le terrain juridique au nom de l’entorse à la « concurrence libre et non faussée ». Malgré les appels de rares personnalités de gauche comme Eva Joly ou d’ ONG actives dans ce domaine, le silence est de mise. Les débats du Conseil européen se déroulent à huit clos et le statu quo persiste, alimentant l’euroscepticisme aux deux extrêmes de l’échiquier politique.
Au-delà de l’UE, le G20 de 2013 a chargé l’OCDE d’ établir « un plan d’action garantissant que les bénéfices des multinationales soient imposées sur le lieu de la réalisation de leurs activités économiques ». Ce Plan a pris la forme d’un cadre statistique commun que les administrations fiscales des Etats doivent imposer à leurs multinationales dont le chiffre d’affaires dépasse 750 millions de dollars. Depuis 2016, ces entreprises ont l’obligation de faire un reporting détaillé de leurs activités pays par pays (chiffres d’affaires, nombre de salariés, immeubles, usines, profit réalisé, impôt payé) afin de mieux identifier leur base fiscale dans chaque pays..
Cet effort de transparence imposé aux multinationales est mené conjointement avec l’introduction d’un taux minimal d’imposition sur les profits, fixé à l’origine à un niveau très bas (12,5%) pour inciter un grand nombre de pays à jouer le jeu du cadre statistique commun. Près de 140 pays ont répondu à l’appel. Le but de l’imposition minimale pays par pays est toujours le même : lutter contre les transferts de bénéfices des pays à haute fiscalité qui concentrent le gros des activités vers les pays à basse fiscalité où il y a juste un siège social avec une poignée de salariés.
A quel niveau fixer ce taux minimum ? La nouvelle administration américaine, parfaitement consciente de ce que la situation actuelle tire tous les taux d’ IS vers le bas, propose de fixer ce taux minimum d’imposition à 21% pays par pays. Si une multinationale décide de délocaliser des profits dans un paradis fiscal où le taux est de 10%, la différence avec le taux minimum, soit 11%, pourra être récupérée par l’administration fiscale du pays d’origine. A terme, les entreprises n’auront donc plus aucun intérêt à délocaliser leurs bénéfices en fonction de la fiscalité. Des ONG, spécialisées dans les questions fiscales militent même pour un taux minimum de 25%.
Après les années TRUMP durant lesquelles les travaux de l’OCDE ont continué malgré le retrait américain, l’ arrivée de BIDEN inaugure une période d’alignement des planètes politiques qui est une source de grands espoirs pour des décisions à prendre au prochain G20 en juillet 2021. Politiquement, le moment est mûr pour imposer aux multinationales qui bénéficient depuis 18 mois d’aides publiques en tout genre une remise en ordre profonde de leur fiscalité.
L’attitude du gouvernement français vis-à-vis de cette initiative d’une ampleur inédite reste ambiguë. En 2020, le ministre Le Maire a mis en place une mini-réforme centrée exclusivement sur la fiscalité des GAFA (Google, Amazon, Facebook, Apple) qui sont toutes des multinationales américaines. Jugée discriminatoire par le gouvernement américain, cette initiative a entraîné des représailles douanières sur les importations américaines de vins français. Les efforts français pour entraîner les allemands à leur suite n’ont rien donné car ceux-ci craignent comme la peste des taxes américaines sur leurs voiture de luxe exportées aux US. D’ailleurs, les rentrées fiscales engrangées à la suite de cette initiative sont minimes. En jouant « « perso », le gouvernement français se condamne à l’impuissance. Il se doit de jouer « collectif ». Une réforme de cette envergure ne peut se faire qu’avec le soutien des américains. Les problèmes spécifiques des GAFsA, très réels mais compliqués à résoudre, ne pourront être traités correctement qu’une fois la réforme de la taxation des multinationales adoptée.
En France, les partis de gauche brillent par leur absence dans le débat politique sur cette réforme dont l’ impact sur les inégalités est portant décisif. Comme le souligne le prix Nobel d’économie Joseph Stiglitz dans une lettre ouverte à BIDEN, co-signée par plusieurs personnalités françaises, l’ IS est surtout une retenue à la source sur les dividendes perçus par les actionnaires, lesquels constituent une part importante des revenus et du patrimoine des « super riches ». En matière de lutte contre les inégalités, difficile de trouver mieux…
Quelque soit l’issue finale des négociations imminentes (on parle de juillet 2021) concernant le taux minimal d’imposition, la gauche française aurait tout intérêt à soutenir l’initiative de BIDEN et à discipliner les multinationales françaises. Elle en tirerait de nouvelles ressources fiscales conséquentes tout en progressant vers davantage de justice sociale. N’est-il pas temps de faire cause commune avec la gauche américaine dans ce qu’elle a de meilleur ?